LE RENARD ET LA FORÊT

Il y eut un feu d’artifice dès le premier soir. Il aurait peut-être pu faire peur à des gens auxquels il aurait rappelé des choses plus effroyables. Mais celui-là était très beau, avec des fusées qui s’élevaient dans l’air antique et doux du Mexique et des étoiles bleues et blanches qui retombaient de toute part. Tout était agréable et plaisant, et l’air sentait un mélange de morts et de vivants, de pluies et de poussières, d’encens liturgique et de l’odeur des cuivres qui jouaient les rythmes amples de La Paloma. Les portes de l’église étaient large ouvertes. On aurait dit qu’une constellation jaune était tombée du ciel d’octobre pour scintiller sur les murs ; un million de cierges agitaient leur petite flamme et leur menue fumée. Un nouveau feu d’artifice, plus éclatant encore, explosa et fila comme des comètes fildeféristes au-dessus de la place pavée de dalles fraîches ; il éclaboussa les murs des cafés, brisa quelques sillages incandescents contre le haut clocher, où l’on voyait les pieds nus des enfants qui se trémoussaient en faisant sonner à la volée, sautant sans trêve de l’une à l’autre, des cloches énormes et retentissantes, en une musique immense. Un taureau qui soufflait le feu donna la chasse, sur la place illuminée, à des spectateurs qui riaient fort, à des gosses qui poussaient des cris.

— C’est l’an 1938, dit William Travis, debout auprès de sa femme, au bord de la foule en délire. Une bonne année.

Le taureau se précipita sur eux. Ils firent un écart et coururent, parmi les feux de bengale, la musique et l’agitation, devant l’église et la fanfare, sous les étoiles, se tenant par la main et riant. Le taureau les dépassa, cadre de bambous truffé de poudre et de soufre, tenu sur les épaules d’un Mexicain alerte.

— Je ne me suis jamais autant amusée. Susan Travis s’arrêta pour reprendre haleine.

— C’est merveilleux ! dit William.

— Cela va continuer, n’est-ce pas ?

— Toute la nuit.

— Non, je veux dire notre voyage ?

Il fronça les sourcils et se tapota la poche. « J’ai assez de traveler’s checks pour toute une vie. Amuse-toi. Oublie tout. Ils ne nous trouveront jamais.

— Jamais ?

— Jamais. »

Quelqu’un était en train de jeter des pétards géants du haut du clocher. La foule tourbillonna pour éviter les flammes et les fumerolles qui tombaient entre les jambes des danseurs. Une merveilleuse odeur de galettes frites se répandait partout. Aux terrasses, des hommes étaient attablés avec des pots de bière dans leurs mains brunes. Le taureau était mort, à court de poudre et de souffle. Les tuyaux de bambou étaient éteints. Des enfants coururent toucher la belle tête en papier mâché et les vraies cornes de la construction que le coureur avait enlevée de ses épaules.

— Viens voir le taureau, dit William.

Comme ils passaient devant l’entrée d’un café, Susan vit l’homme qui les regardait, un blanc, dans un complet éblouissant, chemise et cravate bleues, cheveux blonds et plats, yeux bleus. Il les observait.

Elle ne l’aurait pas remarqué, n’étaient les bouteilles sur sa table : crème de menthe, vermouth, cognac, liqueurs diverses ; à portée de ses doigts, une douzaine de verres à moitié remplis d’où il tirait de temps à autre une gorgée, en faisant parfois la grimace et en pinçant les lèvres sur la saveur, sans quitter la rue des yeux. Dans sa main libre, il y avait un Havane, et sur une chaise, s’amoncelaient des cartons de cigarettes turques, de cigares et des flacons de parfum.

— Bill ! chuchota Susan.

— T’en fais pas, dit William. Il n’est rien du tout.

— Je l’ai déjà vu ce matin sur la place.

— Ne te retourne pas, continue à marcher. Regarde la tête du taureau. C’est ça, parle.

— Tu crois qu’il fait partie des Limiers ?

— Ils n’auraient pas pu nous suivre.

— Peut-être que si.

— Quel beau taureau ! dit William à son propriétaire.

— Il n’aurait pas pu nous suivre deux cents ans en arrière, n’est-ce pas ?

— Fais attention, au nom du Ciel !

Elle chancela. Il lui serra le coude en la pilotant à travers la foule.

— Ne t’évanouis pas ! Il sourit, pour donner le change. « Tu iras bien. Allons dans ce café, nous nous installerons en face de lui ; et s’il est ce que nous croyons, il ne nous soupçonnera pas.

— Non ! Je ne pourrais jamais.

— Allez. Il faut. Viens ! Et alors j’ai dit à David que c’était grotesque ! » Cela, à haute voix, tandis qu’ils gravissaient les marches de la terrasse.

« Nous y voilà, pensa Susan. Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Que craignons-nous ? Reprends à partir du commencement », se dit-elle, s’accrochant à son bon sens. Elle sentait le carrelage sous ses pieds.

Je m’appelle Ann Kristen, mon mari s’appelle Roger. Nous sommes nés en 2155 après Jésus-Christ. Et nous vivions dans un monde méchant. Un monde qui était comme un grand navire noir qui s’éloignait des rives de la raison et de la civilisation, avec sa sirène déchirant la nuit, emportant deux milliards d’êtres humains, bon gré mal gré, vers la mort, vers l’extrémité de la terre et de la mer, vers l’incendie radioactif et la folie.

Ils entrèrent dans le café. L’homme les regardait fixement.

La sonnerie du téléphone retentit.

Susan sursauta. Elle se rappela le téléphone qui avait sonné deux cents ans dans l’avenir, un bleu matin d’avril 2155. Elle avait décroché l’appareil.

— Ann, c’est Renée ! Tu es au courant ? Tu as entendu parler de la Compagnie des Voyages dans le Temps ? Séjours à Rome en l’an 21 avant Jésus-Christ, excursion à Waterloo au temps de Napoléon ? N’importe où, à n’importe quelle époque ?

— Renée, tu plaisantes !

— Pas du tout ! Clinton Smith est parti ce matin pour Philadelphie en 1776. Les Voyages dans le Temps arrangent tout. C’est cher ! Mais, pense un peu, voir réellement l’incendie de Rome, Gengis Khan, Moïse et la mer Rouge ! Tu as dû recevoir une brochure publicitaire dans ton pneumatique ce matin !

Elle alla ouvrir le tube. Il y avait en effet une mince feuille de métal où était écrit :

« Rome et les Borgias ! Les frères Wright et le premier vol en aéroplane !

« La Société Anonyme Voyages dans le Temps vous habille et vous place parmi la foule durant l’assassinat de Lincoln ou celui de César ! Nous vous garantissons de vous enseigner toutes les langues dont vous pourrez avoir besoin pour être à l’aise dans n’importe quelle civilisation, n’importe quelle année, sans difficulté. Le latin, le grec, l’ancien américain vulgaire ! Prenez vos vacances dans le Temps aussi bien que dans l’Espace ! »

La voix de Renée était tout excitée dans le téléphone. « Tom et moi, nous partons pour 1492 demain. Ils ont pris des dispositions pour que Tom fasse la traversée avec Colomb. N’est-ce pas formidable ?

— Oui, répondit Ann, stupéfaite. Qu’est-ce que dit le gouvernement de cette machine à remonter le temps ?

— Oh, la police surveille. Ils craignent que les gens ne prennent la fuite et ne se réfugient dans le Passé. Tout voyageur doit laisser une garantie en partant, sa maison, ses biens. Après tout, il y a la guerre.

— Oui, la guerre, murmura Ann. La guerre. »

Et là, le téléphone encore à la main, elle avait pensé qu’elle avait enfin l’occasion dont son mari et elle avaient parlé depuis tant d’années. Nous n’aimons pas ce monde de 2155. Nous voulons échapper à ce travail de Bill à la fabrique de munitions, fuir mon poste à l’Institut des Cultures pathogènes. Peut-être aurons-nous la chance de nous évader, de parcourir pendant des siècles un pays sauvage d’années où ils ne nous trouveront jamais, d’où ils ne pourront pas nous ramener pour brûler nos livres, censurer nos pensées, terroriser nos âmes, nous faire marcher en rangs, nous assourdir avec leur radio…

Ils étaient au Mexique en l’an 1938.

Elle regarda le mur taché de la taverne.

Les bons travailleurs de l’Ordre nouveau étaient autorisés à prendre des vacances dans le passé pour éviter le surmenage. Ainsi, elle et son mari étaient remontés jusqu’en 1938, pour se trouver dans une chambre d’hôtel de New-York, aller au cinéma, admirer la statue de la Liberté qui se dressait encore, toute verte, dans la baie. Et le troisième jour, ils avaient changé de vêtements, d’identité et avaient pris l’avion pour le Mexique.

— Ce doit être lui, chuchota Susan, regardant l’étranger assis à sa table. Ces cigarettes, ces cigares, les liqueurs. Ils le trahissent. Rappelle-toi notre première nuit dans le Passé.

Un mois auparavant leur première nuit à New-York, avant leur fuite, quand ils avaient bu ces boissons étranges, dégusté ces aliments curieux, qu’ils avaient amassé parfums et cigarettes, choses rares dans l’Avenir, où la guerre était partout. Aussi s’étaient-ils rendus ridicules, à courir les magasins, les marchands de vins, les bureaux de tabac, pour remonter dans leur chambre et se rendre délicieusement malades.

Maintenant, cet étranger faisait de même. Il faisait quelque chose que seul un homme de l’Avenir aurait pu faire, sevré d’alcools et de cigarettes depuis des années.

Susan et William s’assirent et commandèrent à boire.

L’étranger examinait leurs vêtements, leurs cheveux, leurs bijoux, la façon dont ils avaient marché et s’étaient assis.

— Prends l’air dégagé, souffla William. Comme si tu avais porté ce costume toute ta vie.

— On n’aurait jamais dû essayer de fuir.

— Seigneur ! dit William. Il vient vers nous. Laisse-moi parler.

L’étranger s’inclina. Il fit très légèrement claquer ses talons. Susan se raidit. Ce bruit militaire ! aussi significatif que les coups frappés à la porte, au milieu de la nuit.

— Mr Roger Kristen, dit l’étranger, vous n’avez pas tiré votre pantalon en vous asseyant.

William se sentit glacé. Il regarda ses mains, innocemment placées sur ses genoux. Le cœur de Susan battait la chamade.

— Vous vous trompez, dit rapidement William. Mon nom n’est pas Krisler.

— Kristen, corrigea l’inconnu.

— Je suis William Travis, et je ne vois pas en quoi mon pantalon peut vous intéresser.

— Excusez-moi ! L’inconnu prit une chaise et s’assit. « Disons que j’ai cru vous reconnaître parce que vous n’avez pas tiré votre pantalon. Tout le monde le fait. Sinon, le pantalon se déforme. Je suis très loin de chez moi, Mr… Travis, et j’ai besoin de compagnie. Je m’appelle Simms.

— Mr Simms, nous sommes désolés que vous vous sentiez seul, mais nous sommes fatigués. Nous partons pour Acapulco demain.

— Un endroit charmant. J’y étais justement, l’autre jour, à chercher des amis à moi. Ils doivent être quelque part. Je finirai par les découvrir. Oh, est-ce que Mrs Travis aurait un malaise ?

— Bonne nuit, Mr Simms. »

Ils se dirigèrent vers la porte, William soutenant Susan. Ils ne se retournèrent pas quand Mr Simms leur cria :

— Ah, encore autre chose ! Puis, très distinctement : 2155 après Jésus-Christ.

Susan ferma les yeux, le sol se dérobait sous ses pas. Elle continua d’avancer sur la place illuminée, sans rien voir.

 

Ils fermèrent à clef la porte de leur chambre d’hôtel. Alors, elle éclata en sanglots, et ils restèrent debout, enlacés, dans l’obscurité, tandis que la chambre tournait autour d’eux. Au loin, des pétards éclatèrent, il y eut des rires.

— Quel formidable culot ! dit William. Il restait là, à nous examiner comme des animaux, à fumer ses sales cigarettes et à boire toutes ces liqueurs. J’aurais dû le tuer ! Sa voix était presque hystérique. « Il a même eu le toupet d’utiliser son vrai nom. Le chef des Limiers. Et ce truc, à propos de mon pantalon. J’aurais dû tirer l’étoffe en m’asseyant. C’est un geste automatique à cette époque-ci. Ne l’ayant pas fait, je me suis distingué des autres, cela l’a fait réfléchir : voici quelqu’un qui n’a jamais porté un pantalon style 1938, quelqu’un d’accoutumé à la tenue future. Je pourrais me taper la tête contre les murs de m’être ainsi trahi !

— Non, non, ç’a été ma façon de marcher, avec ces hauts talons. Et notre coupe de cheveux si neuve ! Nous avons l’air emprunté, gauche. »

Il alluma les lampes. « Il nous observe, il n’est pas encore tout à fait certain, à notre sujet. Par conséquent, nous ne devons pas fuir, pour lui confirmer notre identité. Nous nous rendrons à Acapulco comme si de rien n’était.

— Et peut-être qu’il sait parfaitement à quoi s’en tenir, et qu’il joue.

— Il en est bien capable. Il a tout le temps. Il peut faire traîner les choses en longueur et nous ramener dans le Futur soixante secondes après que nous l’avons quitté. Il peut nous laisser dans l’ignorance pendant des jours et des jours et se moquer de nous. »

Susan, assise sur le lit, séchait ses larmes. Elle sentait encore l’odeur de la poudre et de l’encens.

— Ils ne vont pas faire un scandale ?

— Ils n’oseront pas. Ils devront nous prendre quand nous serons seuls pour nous placer dans l’Appareil et nous renvoyer.

— Alors, il y a une solution. Nous ne serons jamais seuls, nous resterons tout le temps parmi la foule. Nous aurons des milliers d’amis, nous nous promènerons dans les marchés, nous passerons les nuits dans des établissements officiels, nous payerons le chef de la police pour qu’il nous protège jusqu’à ce que nous ayons pu tuer Simms et nous échapper sous un nouveau déguisement, en Mexicains, par exemple.

Ils entendirent des pas derrière la porte.

Ils éteignirent et se déshabillèrent sans dire un mot. Les pas s’éloignèrent. Une porte se ferma.

Susan était debout près de la fenêtre. Elle regardait la place. « Alors, cet édifice, là, est une église ?

— Oui.

— Je me suis souvent demandé quel était l’aspect d’une église. Personne n’en avait vu depuis si longtemps. Crois-tu que nous puissions la visiter demain ?

— Bien sûr. Viens te coucher. »

Ils s’étendirent dans l’obscurité.

Une demi-heure plus tard, le téléphone sonna. Susan décrocha.

— Allô !

— Les lapins peuvent se cacher dans la forêt, dit une voix, mais le renard sait toujours les retrouver.

Elle raccrocha et demeura couchée sur le dos, raide et froide.

Dehors, en 1938, un homme joua trois airs de guitare.

 

Pendant la nuit, elle étendit la main et toucha presque l’année 2155. Elle sentit ses doigts glisser sur de froides surfaces de temps, comme des tôles ondulées ; elle entendit le bruit insistant de bottes, mille cliques militaires jouant mille marches, elle vit les millions de tubes aseptiques contenant les cultures pathogènes, dont elle avait à manipuler quelques-uns dans cette immense usine du Futur ; tubes de lèpre, peste bubonique, typhus, tuberculose ; puis, la grande explosion. Elle vit sa main brûlée, comme un pruneau, elle sentit une déflagration si vaste que le monde en fut soulevé et dévié de sa course ; toutes les maisons s’écroulèrent, il y eut une grande hémorragie, puis le silence. Des volcans, des machines, des souffles, des avalanches glissèrent dans le silence ; elle se réveilla en larmes dans son lit, au Mexique, deux siècles auparavant…

 

Tôt le matin, étourdis par la seule heure de sommeil qu’ils avaient enfin pu avoir, ils furent réveillés par un bruit de voitures et de klaxons. Susan se pencha sur le balcon et vit un groupe de huit personnes qui parlaient et criaient toutes en même temps. Elles venaient de descendre de voitures et de camions peints en rouge, qui portaient des inscriptions. Une foule de Mexicains les entouraient.

— Qué pasa ? jeta Susan à un petit Mexicain qui répondit.

Elle se retourna vers son mari. « Une firme cinématographique américaine qui vient tourner ici.

— Cela peut être intéressant ! » William était sous la douche. « Allons voir. Je crois qu’il vaut mieux ne pas partir aujourd’hui. Nous allons essayer d’endormir Simms. Nous irons voir les cinéastes tourner leur film. On dit que les productions primitives étaient quelque chose d’étonnant. Distrayons-nous. Tâchons d’oublier nos préoccupations. »

« Nous oublier nous-mêmes », pensa Susan. Pendant un instant, elle n’avait plus songé, sur le balcon ensoleillé, au fait que quelque part dans cet hôtel, il y avait un homme qui attendait et qui fumait des centaines de cigarettes. Elle vit les huit Américains, heureux et bruyants, elle voulut leur crier : « Sauvez-moi, cachez-moi, aidez-moi ! Teignez mes cheveux, colorez mes yeux ! donnez-moi un nouveau costume. J’ai besoin de votre aide. Je viens de 2155 ! »

Mais les paroles restèrent dans sa gorge. Les fonctionnaires de la Société Anonyme Voyages dans le Temps n’étaient pas stupides. Avant que vous partiez en voyage, ils vous plaçaient dans le cerveau un « bloc » psychologique. Vous ne pouviez dire à personne votre vraie date ni votre lieu de naissance ; vous ne pouviez rien révéler de l’Avenir à ceux du Passé. Le Passé et l’Avenir devaient être protégés l’un contre l’autre. Ce n’était qu’avec ce bloc psychologique que l’on était autorisé à voyager sans surveillance à travers les âges. L’Avenir devait être garanti contre tout changement qu’auraient pu apporter ses citoyens qui voyageaient dans le Passé. Quand même elle l’aurait désiré de toutes ses forces, elle ne pouvait dire à aucune de ces personnes, heureuses de vivre, sur la place, qui elle était ni quelles étaient ses épreuves.

— Si on allait prendre notre petit déjeuner ? proposa William.

 

Le petit déjeuner était servi dans la vaste salle à manger. Des œufs au jambon pour tout le monde. La pièce était pleine de touristes. Les cinéastes entrèrent, tous les huit, six hommes et deux femmes, riant haut, bousculant des chaises. Susan s’assit près d’eux, consciente de la chaleur et de la protection qu’ils offraient, même lorsque Mr Simms fit son apparition, fumant avec intensité des cigarettes orientales. Il inclina la tête de loin et Susan lui rendit son salut en souriant, parce qu’il ne pouvait rien leur faire devant huit cinéastes et une vingtaine d’autres touristes.

— Ces acteurs, dit William. Peut-être que je pourrais en louer deux, en leur disant que c’est pour faire une blague, leur donner nos vêtements et les faire partir dans notre voiture quand Simms ne pourra voir leurs visages. S’ils pouvaient l’entraîner loin d’ici pendant quelques heures, nous aurions le temps de filer à Mexico. Il lui faudra des années avant de nous y découvrir.

— Hé !

Un gros homme qui sentait l’alcool, s’appuya à leur table.

— Des touristes américains ! cria-t-il. J’en ai par-dessus la tête de voir des Mexicains, au point que je pourrais vous embrasser ! Il leur serra les mains. « Venez à notre table. L’accablement aime la compagnie. Je suis l’Accablement, voici Miss Cafard, et Mr et Mrs Comme-nous-détestons-le-Mexique ! Nous le détestons tous. Mais nous sommes ici pour tourner les premières scènes d’un satané film. Les autres arriveront demain. Je m’appelle Joe Melton. Je suis le réalisateur. N’est-ce pas un sacré patelin ! Des funérailles dans les rues, des gens qui meurent. Allez, remuez-vous, venez vous joindre à la bande ! Remontez-nous le moral ! »

Susan et William riaient.

— Suis-je drôle ? demanda Mr Melton au monde entier.

— Énormément ! Ils s’assirent à sa table.

Mr Simms les regardait avec des yeux furibonds de l’autre bout de la pièce.

Elle lui fit une grimace.

Mr Simms vint vers eux.

— Mr et Mrs Travis, dit-il, je croyais que vous deviez prendre votre petit déjeuner seuls.

— Vous me voyez navré, dit William.

— Prenez place, mon vieux, dit Mr Melton. Les amis de mes amis sont mes copains.

Mr Simms s’assit. Les cinéastes parlaient fort. Mr Simms dit doucement : « J’espère que vous avez bien dormi.

— Et vous ?

— Je n’ai pas l’habitude des matelas à ressorts. Mais il y a eu des compensations. J’ai veillé la moitié de la nuit, à essayer des cigarettes et des nourritures nouvelles. Curieux, étonnant ! Tout un spectre de sensations nouvelles, ces anciens vices !

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répliqua Susan.

— Vous jouez encore le jeu ? dit Simms. Cela ne sert à rien. Pas plus que ce stratagème des foules. Je vous aurai seul à seuls bien assez tôt. Je suis terriblement patient.

— Dites donc ! rugit Melton, le visage congestionné. Est-ce que ce type vous ennuie ?

— Aucune importance.

— Vous n’avez qu’à le dire, hein ? et je le fais filer ! »

Melton se retourna vers ses associés jacassants. Parmi les rires et les éclats de voix, Simms continua : « Parlons net. Cela m’a pris un mois pour vous retrouver, et toute la journée d’hier pour être sûr. Si vous me suivez gentiment, je pourrais peut-être m’arranger pour qu’il n’y ait pas de sanctions contre vous ; à condition que vous consentiez à retourner à l’usine de deutérium.

— Non mais, voilà ce type qui parle science au petit déjeuner ! » tempêta Mr Melton ; il avait déjà tourné la tête.

Simms poursuivit, imperturbable. « Réfléchissez-y. Vous ne pouvez pas échapper. Si vous me tuez, d’autres reprendront la filature.

— Nous ne comprenons pas de quoi vous parlez.

— Assez ! Soyez raisonnables ! Vous savez très bien que nous ne pouvons pas vous laisser vous échapper. D’autres, de l’an 2155, pourraient avoir la même idée et faire ce que vous avez fait. Nous avons besoin d’hommes.

— Pour faire vos guerres !

— Bill !

— Ça va, Susan ! Nous allons employer le même langage, maintenant. Nous ne pouvons pas échapper.

— Parfait, dit Simms. Vous avez vraiment été très romantiques, en fuyant vos responsabilités.

— En fuyant l’horreur.

— Rien du tout. Une guerre, seulement.

— De quoi vous déblatérez ? » demanda Melton.

Susan voulut le lui dire. Mais le bloc psychologique ne permettait que des généralités. Des généralités, comme celles dont discutaient Simms et William.

— Seulement la guerre, dit William. La moitié de la population du globe détruite par les bombes léprogènes !

— Il n’en reste pas moins que les habitants de l’Avenir sont mécontents de ce que vous vous cachiez sur une espèce d’île tropicale, tandis qu’ils sont précipités en enfer. La mort aime la mort, pas la vie. Les mourants aiment savoir que d’autres sont en train de mourir avec eux. C’est une consolation de savoir que l’on n’est pas seul dans le creuset, dans la fosse. Je suis le représentant de leur ressentiment collectif contre vous.

— Regardez-moi ce tuteur du ressentiment collectif ! dit Mr Melton.

— Plus vous me ferez attendre, plus ce sera dur pour vous. Nous avons besoin de vous, Mr Travis, pour le Plan Bombe. Revenez maintenant, et il n’y aura pas de tortures. Plus tard, nous vous forcerons à travailler ; quand vous aurez terminé la bombe, nous essayerons sur vous une nouvelle série d’appareils, monsieur.

— J’ai une proposition à vous faire, dit William. Je reviens avec vous si ma femme reste ici, vivante, à l’abri de cette guerre.

Mr Simms réfléchit. « Très bien. Rendez-vous sur la place dans dix minutes. Emmenez-moi dans votre voiture et conduisez-moi jusqu’à un lieu désert. L’Appareil à Temps nous y prendra.

— Bill ! cria Susan en lui serrant le Dras.

— Ne discute pas ! » Il la regarda dans les yeux. « C’est décidé. » À Simms : « Une seule chose. La nuit dernière, vous auriez pu vous introduire dans notre chambre et nous kidnapper. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Vous dirais-je que je m’amusais ? répondit Mr Simms avec mollesse, en suçant son nouveau cigare. Je suis navré d’abandonner cette admirable ambiance, ce soleil, ces vacances. Je regrette d’avoir à laisser le vin et les cigarettes. Oh, je suis plein de regrets. Alors, sur la place, dans dix minutes. Votre femme sera protégée et pourra rester ici aussi longtemps qu’elle le voudra. Dites-vous au revoir. »

Mr Simms se leva et s’en fut.

— Départ de M. le Beau Parleur ! tonitrua Mr Melton. Il se tourna vers Susan. « Ho ! Quelqu’un est en train de pleurer. Le petit déjeuner ne doit pas être une occasion de pleurer, pas vrai, hein ? »

 

À 9 h. 15, Susan, se tenait sur le balcon de leur chambre ; elle regardait la place. Mr Simms était assis sur un joli banc en bronze, jambes élégamment croisées. Il alluma tendrement un cigare.

Susan entendit le bruit d’un moteur. Tout au bout de la rue, sortant d’un garage, la voiture de William se mit à descendre la colline pavée.

La voiture prit de la vitesse. Trente, cinquante, soixante-dix à l’heure. Des poules se dispersaient, ailes levées.

Mr Simms enleva son panama et s’essuya le front, moite et rose, remit son chapeau et vit la voiture.

Elle arrivait à plus de cent à l’heure, droit sur lui.

— William ! cria Susan.

La voiture heurta le trottoir, sauta en vrombissant et se jeta sur le banc. Mr Simms laissa tomber son cigare, hurla, agita les bras. Son corps fut lancé en l’air et retomba. À l’autre extrémité de la place, la voiture s’arrêta, une roue cassée. Des gens couraient.

Susan rentra et ferma la fenêtre.

 

Ils descendirent les marches du palais de justice, en se tenant par le bras, très pâles, à midi.

— Adios, señor ! dit le maire. Señora ! »

Ils traversèrent la place où la foule montrait le sang répandu.

— Serons-nous convoqués de nouveau ? demanda Susan.

— Non, nous avons examiné tous les détails, à plusieurs reprises. C’était un accident. J’ai perdu le contrôle de la voiture. J’ai pleuré pour les persuader. Dieu sait que j’avais besoin de laisser échapper mon soulagement d’une façon ou d’une autre. J’ai sincèrement pleuré. Cela me répugnait de le tuer. Je n’ai jamais rien voulu faire de la sorte, de toute ma vie.

— Il n’y aura pas de poursuites ?

— Ils en ont parlé, mais non. J’ai parlé plus vite qu’eux. Ils me croient. C’était un accident. C’est fini.

— Où irons-nous ? À Mexico ? Urupuan ?

— La voiture est en réparation. Elle sera prête à 4 heures cet après-midi. Nous allons déguerpir à fond de train.

— Est-ce que nous serons suivis ? Est-ce que Simms travaillait seul ?

— Je ne sais pas. De toute façon, nous aurons un peu d’avance sur eux.

Les cinéastes sortaient de l’hôtel. Mr Melton se précipita vers eux. « Hé ! J’ai appris ce qui s’est passé. C’est affreux. Tout va bien maintenant ? Voulez-vous vous distraire ? On va tourner quelques scènes au bout de la rue. Voulez-vous regarder ? Venez ! Cela vous fera du bien. »

Ils le suivirent.

La caméra fut installée, pendant que Susan regardait la rue pavée, vers la route qui conduisait à Acapulco et à la mer, en passant par des pyramides, des ruines, et de petites maisons en torchis, avec des murs jaunes, bleus, mauves, aux bougainvilliers incandescents ; et qu’elle pensait : « Nous prendrons la route, nous voyagerons en groupe, parmi les foules, nous nous tiendrons sur les marchés, dans les lieux publics, nous payerons la police pour qu’elle surveille notre sommeil, nous nous enfermerons à double tour ; mais nous ne resterons plus jamais seuls, car nous aurons toujours peur que tel passant ne soit un autre Mr Simms. Nous ne saurons jamais si nous avons pu jouer les Limiers. Et quelque part devant nous, dans l’Avenir, ils attendront que nous soyons ramenés, avec leurs bombes pour nous brûler, leurs maladies pour nous faire pourrir et leur police pour nous ordonner de nous coucher, de marcher, de sauter à travers le cerceau ! Eh bien, nous n’arrêterons pas notre course à travers la forêt et nous ne prendrons ni vrai repos ni sommeil complet durant toute notre vie. »

Une foule s’était rassemblée pour voir tourner le film. Susan observait la foule et la rue.

— As-tu remarqué quelqu’un de suspect ?

— Non. Quelle heure est-il ?

— 3 heures. La voiture doit être presque prête.

La bande d’essai fut terminée à 3 h. 45. Ils descendirent en bavardant vers l’hôtel. William passa au garage.

— La voiture ne sera prête qu’à 6 heures, dit-il en sortant, préoccupé.

— Mais pas plus tard ?

— Elle sera prête, ne t’en fais pas.

Dans le hall de l’hôtel, ils s’assurèrent qu’il n’y avait pas de voyageurs seuls, qui eussent ressemblé à Mr Simms, aux cheveux fraîchement coupés, fumant trop de cigarettes et sentant trop fort l’eau de Cologne. Le hall était vide. Comme ils montaient l’escalier, Mr Melton dit : « Ouf, ç’a été une rude journée. Qui est-ce qui vient arroser ça ? Vous en êtes ? Martini ? Bière ?

— Oh… un verre. »

Toute la bande se pressa dans la chambre de Mr Melton et l’on se mit à boire.

— Surveille l’heure, dit William.

« L’heure, pensa Susan. Si seulement ils avaient le temps. » Tout ce qu’elle désirait, c’était de rester assise sur la place tout au long d’une belle journée d’octobre, sans inquiétude ni souci, le soleil sur son visage et sur ses mains, les yeux fermés, souriante dans la chaleur, immobile. Dormir au soleil du Mexique, chaudement, tout son saoul, paresseusement, avec lenteur et bonheur des jours et des jours…

Mr Melton ouvrit une bouteille de champagne.

— À une très jolie femme, assez belle pour être dans un film, dit-il, levant son verre en l’honneur de Susan. Il se pourrait même que je vous fasse faire un essai.

Susan rit.

— Non vraiment ! dit Melton. Vous êtes charmante. On pourrait faire de vous une vedette.

— Et m’emmener à Hollywood ? s’écria Susan.

Et ficher le camp de ce maudit Mexique, pour sûr !

Susan jeta un coup d’œil à William. Il leva un sourcil et acquiesça. Ce serait un changement de lieu, de nom, de vêtements ; ils voyageraient avec huit autres personnes ; une bonne protection contre toute ingérence de l’Avenir.

— Cela semble merveilleux, dit Susan.

Le champagne commençait à lui monter à la tête.

L’après-midi s’écoulait, la petite fête battait son plein. Elle se sentait en sûreté, bien en vie, heureuse pour la première fois depuis des années.

— Quel genre de film conviendrait à ma femme ? demanda William en remplissant son verre.

Melton jaugea Susan du regard. La bande cessa de rire et écouta.

— Eh bien, je vous verrais dans un film d’angoisse, dit Melton. L’histoire d’un couple, comme vous.

— Allez-y.

— Peut-être une histoire de guerre, dit le réalisateur en mirant son verre au soleil.

Susan et William attendaient.

— L’histoire d’un homme et d’une femme qui vivent dans une petite maison, située dans une petite rue, en l’an 2155, peut-être. Par exemple, vous comprenez ? Mais cet homme et cette femme sont aux prises avec une terrible guerre, des super-bombes à hydrogène, la censure, la mort ; et (c’est le nœud de l’intrigue) ils fuient dans le Passé. Ils sont suivis par un homme qu’ils croient méchant, alors qu’il s’efforce simplement de leur montrer leur devoir.

William laissa tomber son verre sur le plancher.

Mr Melton continua : « Alors ce couple se réfugie au sein d’un groupe de cinéastes, en qui ils ont confiance. Car le couple croit trouver la sécurité dans le nombre. »

Susan glissa dans un fauteuil. Tout le monde observait le réalisateur. Il but une gorgée.

— Ce vin est vraiment délicieux. Eh bien, cet homme et cette femme ne paraissent pas comprendre combien ils sont importants pour l’Avenir. L’homme, surtout, qui détient la clef d’une nouvelle bombe. Alors les Limiers, appelons-les ainsi, ne regardent ni au temps ni à la dépense pour découvrir, s’emparer de l’homme et de la femme et pour les ramener ; le tout est de les avoir seuls, dans une chambre d’hôtel, où on ne peut pas les voir. Question de stratégie. Les Limiers travaillent seuls ou en groupe de huit. Ils y arrivent par un moyen ou par un autre. Ne croyez-vous pas que cela ferait un film remarquable, Susan ? Et vous, Bill ?

Il vida son verre.

Susan resta assise, les yeux fixes.

— Je vous sers à boire ? demanda Mr Melton.

William fit feu trois fois. Un homme tomba, les autres s’élancèrent. Susan cria. Une main s’abattit sur sa bouche. Maintenant, le pistolet était par terre et William se débattait.

Mr Melton dit : « Je vous en prie ! » Il n’avait pas bougé, du sang couvrait ses doigts. « Ne rendons pas la situation pire. »

On était en train de frapper à la porte.

— Ouvrez !

— Le directeur ! dit Melton, sèchement. Il fit un signe de tête. « Allez-y !

— Ouvrez ! Je vais appeler la police ! »

Susan et William se jetèrent un coup d’œil rapide, puis ils regardèrent la porte.

— Le directeur veut entrer, dit Mr Melton. Vite ! »

Une caméra fut roulée devant eux. Il en sortit une lumière bleutée qui remplit instantanément toute la chambre. Les membres du groupe disparurent l’un après l’autre.

— Vite !

Par la fenêtre, l’instant qu’elle s’évanouit, Susan vit l’herbe, les murs mauves, jaunes et bleus, les pavés qui filaient comme l’eau d’une rivière, un paysan sur un bourricot qui gravissait une colline, un enfant qui buvait de la limonade (elle sentit le goût du liquide dans sa gorge), un homme sous un palmier avec une guitare (elle sentit les cordes sous ses doigts), et, au loin, la mer, la mer bleue et tendre ; elle la sentit qui déferlait et qui l’emportait.

Elle disparut. Son mari aussi.

La porte fut enfoncée. Le directeur et ses adjoints se précipitèrent.

La chambre était vide.

— Mais ils étaient là ! À l’instant même ! Je les ai vus entrer ! Et maintenant, il n’y a plus personne ! criait le directeur. Les fenêtres sont grillagées. Ils n’ont pas pu sortir !

Plus tard, dans la soirée, on fit appeler un prêtre. Ils rouvrirent la chambre, l’aérèrent ; le prêtre en aspergea chaque coin d’eau bénite.

— Qu’est-ce que nous allons faire de tout ça ? demanda la femme de chambre.

Elle indiquait du doigt le placard où il y avait 67 bouteilles de chartreuse, cognac, crème de cacao, absinthe, vermouth, tequila ; 106 paquets de cigarettes orientales, 198 boîtes de havanes…